Momentum psychologique sur le Dawn Wall

Depuis janvier 2024, nous travaillons autour de la préparation mentale avec Seb Berthe. Le bilan que nous dressons alors met en avant plusieurs axes de travail, plutôt à court terme, comme la gestion de l’attention dans les runs d’enchaînement en falaise sur des voies d’une longueur, la combativité ou encore la motivation ; mais aussi à plus long terme avec comme objectif final une nouvelle tentative d’enchaînement du Dawn Wall dans la vallée du Yosemite. Fin août 2024, son départ pour la traversée de l’Atlantique en bateau se rapproche, et nous mettons le doigt sur une problématique peu explorée de manière appliquée en psychologie du sport ; et encore moins en escalade : le momentum psychologique. Ce concept et le travail que nous avons fait autour de celui-ci ayant particulièrement parlé à Seb et ayant pris tout sens lors de son enchaînement de la voie en février 2025, nous avons décidé de partager cet article autour du momentum psychologique, à la fois au niveau théorique mais aussi du point de vue de ce que nous avons pu mettre en place ensemble et d’apporter des perspectives appliquées dont vous pouvez vous saisir en vue de votre progression individuelle.

Contexte

Lors de son précédent voyage et de sa précédente tentative d’enchaînement du Dawn Wall en 2022, les deux semaines de push ont connu des hauts et des bas : de périodes où tout réussissait à Seb, et d’autres où plus rien ne fonctionnait comme il le souhaitait. Des périodes de motivations très intenses, d’autres où il pouvait émettre des doutes quant à son projet. Des périodes de progrès dans la fameuse longueur 16, mais aussi des moments de stagnation voir de régression. Finalement, cette longueur aura eu raison de sa tentative d’enchaînement. Quand nous avons commencé à préparer notre travail autour de sa nouvelle tentative, nos discussions m’ont rappelé ce concept de momentum, sur lequel je n’avais que quelques bases théoriques, puisqu’une collègue à moi à l’université avait fait son mémoire de fin d’étude sur ce sujet, en badminton… Pour moi, c’était un cercle vertueux ou vicieux, au cours d’un match en sport collectif ou en sport de raquette, mais sur lequel il était délicat d’avoir du contrôle. En me plongeant dans le sujet, j’ai compris qu’il était tout à fait possible de travailler autour de cet axe pour aider un grimpeur ou une grimpeuse à se servir de ce concept pour que le succès le ou la mène au succès lors de ses journées d’escalade, mais aussi et surtout pour qu’il ou elle ait la capacité d’enrayer le plus rapidement l’engrenage délétère d’un momentum négatif.

Le tracé du Dawn Wall

Momentum, contexte théorique

Le concept de momentum est bien connu dans le monde des sports collectifs ou de raquettes. On en entend souvent parler, mais dans des contextes très variés : dynamique d’un match entier, phase de domination sur quelques minutes, possession du ballon, enchaînement de victoires... voire comme une force mystérieuse qui semble dicter les hauts et les bas d’une rencontre. Dans le milieu de l’escalade, on en parle surtout lorsqu’on parle de mouvements de coordination, pour décrire le rythme, l’amplitude, la trajectoire, le timing des mouvements à mettre en place ensemble ou les uns à la suite des autres pour exécuter la coordination à la perfection. Cependant, le concept de momentum psychologique est tout autre.

Qu'est-ce que le Momentum Psychologique (MP) ?

Au fil du temps, de nombreuses équipes de chercheur.euses se sont intéressées au MP, en tentant de le définir et de l’intégrer au sein des des modèles théoriques déjà existants.

• Vallerand et ses collègues ont proposé un modèle dans lequel le MP est défini comme la perception de progresser vers son but, accompagnée de niveaux élevés de motivation, de contrôle perçu, de confiance, d’optimisme, d’énergie et de synchronisation.

• Taylor et Demick ont développé un modèle multidimensionnel où le MP est vu comme un changement positif ou négatif dans la cognition, la physiologie, l’affect et le comportement, provoqué par un événement déclencheur, et entraînant un changement de performance.

• Plus récemment, Gernigon, Briki et Eykens ont affiné la définition : le MP est une dynamique positive ou négative des réponses cognitives, affectives, motivationnelles, physiologiques et comportementales, influencée par la perception du fait de s’approcher ou de s’éloigner d’un résultat souhaité ou redouté. Cette perception peut naître du feedback immédiat ou d’une anticipation basée sur le déroulement des événements.

En bref, le momentum peut être positif ou négatif, facilitant ou gênant la performance.

• Lorsqu’il est positif, il ressemble à une spirale ascendante : tout semble réussir, l'énergie augmente, la confiance se renforce et la performance grimpe.

• Lorsqu’il est négatif, il se manifeste sous forme de spirale descendante : les erreurs s'accumulent, le doute s'installe, l’athlète perd le contrôle et la performance chute.

  
  

Ces moments traduisent à la fois des changements cognitifs, affectifs (liés aux émotions) et comportementaux, que ce soit dans un élan d'enthousiasme ou dans une perte de confiance. 

Malgré une littérature scientifique riche et des recherches approfondies, le momentum psychologique reste largement sous-exploité dans la psychologie du sport appliquée.

Il est encore rare de voir des programmes de préparation mentale intégrer explicitement le travail sur le MP, et il est souvent considéré que le MP est un élan incontrôlable que les sportif.ves « subissent » plutôt qu’un paramètre contrôlable de la performance. Cependant, certain.es auteur.ices comme Jones et Harwood insistent : il est possible et utile de travailler autour du MP et de s’en servir en préparation mentale afin d’optimiser les performances. Pour construire des interventions efficaces, il est crucial d’explorer l’expérience vécue du MP par les athlètes.

Cela implique de :

• Identifier les déclencheurs du momentum

• Comprendre les changements cognitifs, émotionnels et comportementaux associés

• Apprendre comment influencer et contrôler ces perceptions.

  
  

Cependant, certain.es chercheur.euses rappellent que le momentum peut parfois demeurer hors du contrôle de l’athlète — ce qui rend encore plus essentielle la capacité à le reconnaître et à l’influencer autant que possible. 

Le travail mis en place avec Seb Berthe

Travailler autour du momentum psychologique permet de rester au maximum dans une spirale positive même lorsque les conditions extérieures ne sont pas optimales

À partir de ces contenus théoriques, nous avons commencé à travailler spécifiquement avec Seb autour du momentum environ 2 mois avant son nouveau push dans la voie. L’idée était de pouvoir se baser sur ses souvenirs et expériences de sa dernière tentative en 2022, mais aussi de travailler autour de ses sensations, attentes, objectifs, en vue de l’essai à venir, en se basant sur l’ensemble du travail de repérage et de calage de chaque longueur depuis son arrivée dans la vallée quelques mois plus tôt.

L’enjeu était donc, pour travailler sur le momentum, de mettre en place un certain nombre de stratégies et d’utiliser tous les outils et les habiletés mentales travaillées depuis le début de notre collaboration ; notamment la fixation d’objectifs et la planification, la confiance en soi, la combativité, la visualisation…

Nous avons donc élaboré deux types de fixation d’objectifs en vue du push : 

• Une fixation d’objectif longueur par longueur : en parallèle de ses notes concernant les méthodes, les protections ou les stratégies adaptées à chaque longueurs, l’idée était de déterminer les points d’attention les plus pertinents et afin de proposer la grimpe la plus efficace en vue des spécificités de la longueur et d’ associer quand c’était nécessaire, un discours interne pour faciliter la focalisation sur ces points d’attention.

  
  

• Une planification des objectifs par jour de grimpe, en trois scénarios, tous pouvant mener à la réussite mais plus ou moins optimaux. Le but était double : avoir des objectifs stimulants et clairs par jour, mais aussi réalistes au regard de l’ambition du projet global ; et se préparer à différentes possibilités, et commencer à anticiper les conséquences de celles-ci (augmentation de la confiance, excitation, motivation, plaisir, ou déception, anxiété, diminution de la confiance, doutes…) et donc pouvoir préparer des solutions pour réagir à ces différents scénarios. C’était un premier travail autour de la capacité à gérer le momentum psychologique.

• Nous avons travaillé autour de la reconnaissance des signes de momentum négatif, de leur conséquences et des moyens d’y faire face pour enrayer cette spirale négative ; de même avec les déclencheurs de momentum positifs, de leurs conséquences et de la manière d’avoir du contrôle sur ces derniers. Ce travail facilite les aspects de méta-cognition (s’observer fonctionner intellectuellement) qui joue un rôle majeur sur la gestion du momentum psychologique. 

Enfin, nous avons mis en place un protocole de gestion des émotions (positives ou négatives) et de reconcentration entre les essais, faisant appel aux habiletés de pleine conscience, à la capacité à verbaliser ses émotions, attribuer des causes contrôlables à ses réussites et ses échecs, la fixation d’objectifs pour la suite, et la reconcentration.

Protocole de travail autour du Momentum psychologique

En 2015, un article est publié dans le journal Sport science review, une équipe Danoise propose, dans le cadre d’une étude « de terrain » un protocole d’intervention autour du MP en sports collectifs, mais tout à fait transférable à l’escalade, sous toutes ses formes. Mais il sera décrit ici comme dans l’article publié pour les sports collectifs.  Ce protocole est construit en 4 étapes.

Étape 1 : Préparation du programme

Éducation et sensibilisation de l’ensemble des sportifs et membres du staff au momentum, ses enjeux et conséquences.

Étape 2 : Domaines de développement

Identifier les déclencheurs du momentum, à travers 5 domaines, répartis au niveau collectif et individuel

• Collectif : la communication, les compétences interpersonnelles et la cohésion de groupe

• Individuel : l’autorégulation qui est définie comme la capacité des athlètes à être proactifs sur le plan métacognitif, motivationnel et comportemental dans le processus d'apprentissage (qui sont associées à un fonctionnement efficace et à l'atteinte d'objectifs)  et la métacognition qui est définie comme la conscience et la connaissance de ses propres processus de pensée, ainsi que les compétences de planification, d'auto-analyse, d'évaluation et de réflexion.

  
  

Étape 3 : Travailler le momentum psychologique en dehors du terrain

L'objectif premier de cette phase du programme était de créer un espace où les joueurs, individuellement et collectivement, commenceraient à réfléchir sur ce qu'est le et les changements cognitifs, affectifs et comportementaux associés. Le deuxième objectif était d'amener les joueurs à prendre conscience de leurs schémas individuels de réaction en cas de MP positif ou négatif.L’idée était également d’identifier des actions et comportements spécifiques à adopter sur le terrain, en cas de MP positif ou négatif, toujours en prenant en compte les 5 domaines individuels et collectifs. Cette étape était construite en plusieurs sous étapes

1. Réflexions générales pour encourager une réflexion large sur le MP, telles que :

"Qu'est-ce que le momentum ?"

"Vous souvenez-vous d'un match où vous avez ressenti du momentum ?"

"Que faisiez-vous en tant qu'équipe ou en tant que joueur individuel dans ces situations de momentum ?"

"Quels comportements pourrais-je remarquer en vous observant lorsque vous vivez un momentum positif ?"

2.    Réflexions spécifiques aux actions pour faire réfléchir les joueurs sur les moyens de transformer une situation négative en momentum positif, telles que :

"Quelles actions individuelles et collectives pourraient transformer les difficultés en momentum positif sur le terrain ?"

Ces questions avaient pour but de renforcer l'autorégulation, le fonctionnement de l'équipe et la performance compétitive.

3.    Réflexions orientées vers des stratégies concrètes, telles que :

"Comment pouvez-vous vous entraîner à créer du momentum sur le terrain ?"

"Quelles actions spécifiques allez-vous mettre en œuvre plus fréquemment lors des prochains entraînements ?"

Étape 4 : Travailler avec le Momentum Psychologique sur le terrain.

L'objectif de cette étape était de créer des situations dans lesquelles les joueurs apprendraient à contrôler leur perception du MP pendant les entraînements et les matchs. À l’issu de ces situations, un travail de réflexion était mis en place autour de ce type de questions :

« Avez-vous ressenti des périodes de momentum comme nous en avons parlé en groupe? »

« Pouvez-vous donner des exemples de moments où vous avez ressenti un momentum positif, ainsi que vos émotions, pensées et actions dans ces situations ? »

« Y a-t-il eu des périodes où l'autre équipe avait le momentum, et comment y avez-vous réagi ? »

« Quelles actions individuelles avez-vous mises en œuvre pour changer le momentum pendant le match ? »

Le temps imparti lors de ces pauses permettait uniquement des réponses brèves, et même si tout le monde ne s'exprimait pas, les joueurs ayant vécu des expériences de MP positif ou négatif pouvaient partager, tandis que les autres écoutaient. Dans les mois suivants, l'entraîneur a continué chaque semaine à intégrer des exercices spécifiques dédiés au travail sur le momentum lors des entraînements, pour maintenir l'attention des joueurs sur leur capacité à contrôler leurs perceptions du momentum.

Ressentis de Seb

Quand Léo a commencé à aborder la thématique du Momentum pour préparer mon ascension du Dawn Wall, j'y ai très rapidement trouvé de la pertinence et de l'intérêt.

Il y a 3 ans, lors de ma première tentative d’enchaînement de la voie, j'avais été secoué et balayé par les dynamiques positives ou négatives provoquées par ce qui se passait au jour le jour sur le mur. J'avais eu à l'époque un sentiment d'impuissance et de perte de contrôle de la situation, ce qui avait je crois mené à une baisse de confiance en mes capacités de succès. J'avais petit à petit été emporté dans une spirale négative. Après 23 jours sur le mur, j'avais finalement décidé d'abandonner après m'être rendu compte que je n'y croyais plus du tout!

En abordant le sujet du Momentum, Léo a dès lors mis des mots, des concepts et des clés sur une problématique que j'avais ressentie et qui était restée irrésolue à mes yeux.

Pour moi, lors de ce processus, la première chose particulièrement importante à été tout simplement de prendre conscience de ces dynamiques de Momentum. Savoir qu'elles existent et pouvoir les reconnaître le moment voulu constituait la première partie du travail.

Ensuite, la deuxième partie était d'avoir fait en amont un travail d'anticipation le plus exhaustif possible et avoir établi des stratégies pour chacune des situations qui peuvent arriver pendant mon ascension. Cela m'a permis de garder un contrôle et de l'objectivité face à un grand nombre de situations plutôt que de me faire submerger par elles. Tout au long des deux semaines qu'a duré mon ascension, les stratégies d'anticipation et de réaction mises en place à l'avance m'ont permis de rester autant que possible dans une spirale positive de pensées et d'actions.

Je dirais que le concept de Momentum et ses applications s'applique particulièrement au big wall et d'autant plus à un objectif tel que le Dawn Wall: il s'agit d'une période de performance extrêmement longue (dans ce cas-ci un mois de travail et 14 jours de push) durant laquelle un très grand nombre de paramètres peuvent venir perturber la dynamique positive propice à la performance. Par la spécificité de ses mouvements ou par son caractère engagé, le Dawn wall requiert un grand niveau de confiance en soi et d'optimisme. Cet état peut être très rapidement bouleversé par des pensées parasites négatives ou par des petits échecs, ou mauvaises sensations. Ceci étant dit, je crois que le concept de Momentum est aussi complètement applicable aux autres disciplines de l'escalade, et certainement encore trop peu exploré et utilisé!

Conclusion

Travailler sur le momentum psychologique a été un travail très enrichissant dans ma collaboration avec Seb Berthe. À travers un processus mêlant préparation mentale classique et stratégies spécifiques au momentum psychologique, nous avons cherché à transformer un concept souvent perçu comme insaisissable en un levier concret de performance.Ce travail a je l’espère permis à Seb de mieux comprendre et influencer ses dynamiques internes lors de son push fructueux dans le Dawn Wall, et de tirer au maximum parti des spirales positives et en ayant les outils pour enrayer les spirales négatives.

Au-delà du cas spécifique de Seb, cet article souhaite offrir des pistes concrètes à toutes celles et ceux qui cherchent à mieux comprendre, apprivoiser et utiliser cette dynamique dans leur pratique sportive. Car si le momentum reste parfois imprévisible, il est aussi, et surtout, une force que l’on peut apprendre à reconnaître, à influencer, et pourquoi pas, à maîtriser.